Par un jugement récemment publié, un tribunal français a eu à mettre en œuvre une marque constituée en partie par la couleur de la semelle d’une chaussure. Bien que l’expression ne soit pas employée dans le jugement, la notion de marque de position est sous-jacente.
L’Office et les juridictions communautaires sont peu enclins à reconnaitre les « marques de position » (par exemple à propos de motifs de surpiqûre sur une poche : TUE 28 septembre 2010, aff. T‑388/09 et à propos de la couleur de la pointe de chaussettes : TUE 15 juin 2010, aff. T-547/08).
Si les tribunaux français ne mentionnent pas la marque de position en tant que telle, ils ne sont pas hostiles à mettre en œuvre les droits qui peuvent être attachés à de telles marques. Ainsi Christian Dior a pu faire valoir une marque constituée par des « cicatrices » (des coutures) placées à un endroit particulier sur ses vêtements (CA Paris 12 novembre 2010, RG 09/13664, arrêt publié dans le PIBD 931).
En l’espèce, le jugement du tribunal de grande instance de Paris du 7 janvier 2011 (PIBD 937 III 258) concernait une marque de Christian Louboutin constituée par la photographie d’une semelle de couleur rouge, comportant les mentions « made in Italy » ainsi que les mentions habituelles des semelles de chaussures (pointure, poinçon de cuir).
Il était reproché à la société et Eden Shoes d’offrir à la vente une ligne de chaussures avec une semelle rouge. Le demandeur invoquait notamment les dispositions de l’article L.713-3 du Code de la propriété intellectuelle (contrefaçon par imitation) ainsi que les dispositions de l’article L.713-5 du même Code (atteinte à une marque renommée).
Le principal moyen du défendeur résidait dans la contestation du caractère distinctif de la marque. Là où un raisonnement plus communautaire aurait conduit à s’interroger sur la capacité de ce signe à remplir la fonction essentielle d’une marque, le tribunal botte en touche en énonçant que « le caractère distinctif de la marque est suffisamment caractérisé par la combinaison complexe de l’ensemble des éléments figurant au dépôt peu important à ce titre que les demandeurs ne revendiquent en l’espèce que la semelle et la couleur rouge alors que la marque doit être appréciée dans son ensemble. »
[quote align=’right’]l’adoption d’une semelle rouge à titre décoratif, en l’absence de la reprise des autres éléments caractéristiques, ne risque pas d’entraîner une confusion aux yeux du consommateur[/quote]
Mais le côté a priori le plus surprenant du jugement réside dans la façon dont il aboutit à des solutions opposées en raisonnant d’un côté sur la contrefaçon par imitation et de l’autre côté sur l’atteinte à la marque renommée : dans le premier cas le risque de confusion n’est pas admis, alors que dans le second cas, l’atteinte à la marque renommée est caractérisée car, selon les juges, dans le deuxième cas les consommateurs pourraient établir un lien entre deux chaussures ayant la couleur rouge de leurs semelles en commun.
Sur le grief de contrefaçon par imitation le jugement retient que :
D’un point de vue visuel, les souliers argués de contrefaçon ne reprennent pas l’ensemble des éléments constituant la marque opposée ; en particulier, ils ne reprennent pas l’élément verbal de la marque déposée « Christian Louboutin ». Seule l’utilisation sur la semelle de la couleur rouge, au demeurant plus foncé que celle des souliers Louboutin et la mention Made in Italy y sont portés pouvant évoquer la marque opposée. Cependant l’élément verbal distinctif n’étant pas repris, aucune similitude phonétique n’est caractérisée et si, sur le plan intellectuel, une semelle rouge peut amener la clientèle à faire un rapprochement avec les chaussures des demandeurs, ce rapport ne suffit pas à caractériser le risque de confusion exigée pour caractériser une contrefaçon par imitation, lequel est, en l’espèce, écarté par la mention très visible de la marque EDEN SHOES sur la semelle intérieure.
Il s’ensuit que l’adoption d’une semelle rouge à titre décoratif, en l’absence de la reprise des autres éléments caractéristiques, ne risque pas d’entraîner une confusion aux yeux du consommateur, alors qu’en outre, il est constant que l’usage de semelle colorée à titre ornemental a existé antérieurement à la marque déposée.
Il résulte ainsi de l’ensemble de ces éléments que nonobstant l’identité des produits concernés, la faible similitude entre les signes en cause pris dans leur ensemble et l’existence d’un réseau de distribution exclusive pour les chaussures Louboutin excluent tout risque de confusion pour le consommateur d’attention moyenne normalement informée. M. Louboutin ainsi que la société Christian Louboutin doive donc être déboutée de leur demandant contrefaçon.
Vient ensuite l’examen sous l’angle de l’article L.713-5 :
Il résulte des pièces versées au débat qu’une semelle d’un rouge vif est apposée systématiquement sur les souliers créés par M. Christian Louboutin depuis les années 1990 et l’importante revue de presse, les attestations de personnalités du monde de la mode et les extraits de blog attestent du rattachement immédiat qu’opère le public concerné, amateur de souliers, entre la « semelle rouge » et la marque Louboutin.
Le tribunal considère que par diverses pièces, il est donc démontré que « le caractère de marque renommée attaché à son élément dominant essentiel, la « semelle rouge », est suffisamment établi. »
[pullquote](…) en commercialisant les souliers (…) qui comportent tous une semelle rouge [la défenderesse] a fait un usage injustifié de la marque renommée de M. Louboutin[/pullquote]
Le fait que la marque postérieure évoque la marque antérieure dans l’esprit du consommateur moyen normalement informé et raisonnablement attentif, équivaut à l’existence d’un lien. L’existence d’un lien entre les deux marques doit être appréciée globalement en tenant compte de tous les facteurs pertinents de l’espèce.
En l’espèce, l’utilisation dans la vie des affaires d’une semelle rouge sur toute une gamme de souliers constitue une exploitation injustifiée de la marque renommée de M. Louboutin portant atteint à celle-ci, dès lors que la nuance de rouges et trop subtiles pour faire obstacle au lien que le consommateur sera nécessairement amené à faire avec les souliers Louboutin, en raison de l’imitation quasi servile de l’élément essentiel de la marque antérieure.
(…) en commercialisant les souliers (…) qui comportent tous une semelle rouge [la défenderesse] a fait un usage injustifié de la marque renommée de M. Louboutin afin de bénéficier de l’attrait de cette image de marque et de faciliter leur commercialisation par l’association de ses produits avec la marque antérieure renommée.
La distinction très subtile en l’espèce entre l’effet de la couleur rouge, des semelles des souliers en présence, concernant le risque de confusion (L713-3) d’une part, et le « lien » (L713-5 et la jurisprudence communautaire « Adidas » puis « Intel ») d’autre part, peut apparaître artificielle. Mais l’objet des droits protégés par les deux textes invoqués et leurs conditions de mise en œuvre étant distincts, les juges devaient effectivement raisonner à deux niveaux, sur la base de critères qui ne sont pas les mêmes.
Il n’en demeure pas moins qu’on reste sur une impression étrange, car objectivement il est difficile de lire sur la marque telle que déposée le nom de Christian Louboutin et il est surprenant que le tribunal n’ait pas cru bon de devoir procéder à une analyse des éléments constitutifs de la marque pour déterminer si la couleur de la semelle était, à elle seule, un élément distinctif et dominant. Par ailleurs, dans le cadre de l’appréciation du risque de confusion, il était un peu rapide de se reposer sur la présence de la marque de la défenderesse sur la semelle… intérieure. Tout aussi rapide est à ce sujet l’argument sur l’effet du réseau de distribution sélective.
Ce qu’il faut sans doute retenir de cette décision c’est que le titulaire d’une marque aura tout intérêt à procéder à des dépôts isolant chacun des éléments d’identification de ses produits suffisamment fort de façon autonome.
C’est ce que C. Louboutin a fait, via la voie communautaire (en se heurtant du coup à l’appréciation plus sévère de l’OHMI). La demande de marque communautaire suivante a en effet été refusée sur la base des article 7.1.b et 7.2 du Règlement sur la marque communautaire. Au Royaume-Uni et au Benelux, la même marque avait été acceptée à l’enregistrement.
Elle est décrite comme suit dans le dépôt : « La marque consiste en la couleur rouge (code Pantone n°18.1663TP) appliquée sur la semelle d’une chaussure telle que représentée (le contour de la chaussure ne fait donc pas partie de la marque mais a pour but de mettre en évidence l’emplacement de la marque).«
Un recours a été engagé contre la décision de refus.
Et à présent, c’est sous d’autres cieux que la protection de la couleur des semelles va être discutée, après que C. Louboutin ait assigné Yves Saint Laurent America (copie de l’assignation sur le blog de Marty Schwimmer).