Où est la frontière entre l’imitation illicite d’une marque et l’absence de protection d’un genre ?
Sur ce type de problématique, dans un litige entre marques de savons, un arrêt du 12 avril 2016 procède à une analyse comparative des signes qui ne peut laisser indifférent. Au delà de cette question, un autre passage intéressant de l’arrêt concerne le sujet houleux de la protection du savon de Marseille.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, rappelons rapidement que l’absence de protection du genre est une expression qui a fait son chemin depuis un célèbre arrêt Céline, où il était plus précisément question de la protection d’un genre figuratif par le biais d’une marque. Cette décision retenait en substance qu’il n’était pas possible d’aller aussi loin, car « Viole l’article 1er de la loi du 31 décembre 1964 la Cour d’appel qui consacre au profit d’une société la protection d’un genre figuratif, au motif que les marques litigieuses évoquent des équipages analogues appartenant à une époque révolue, et refuse de tenir compte des différences existant entre elles. » (Cour de Cassation, Chambre commerciale, du 12 octobre 1983, 82-11.552, Publié au bulletin). Bien que cet arrêt ait été rendu sous l’empire de la loi de 1964, le principe qu’il énonce n’est pas devenu caduque avec la réforme résultant de la loi du 4 janvier 1991. Il s’agit d’une illustration du principe d’absence de protection des idées par la propriété intellectuelle.
Dans le cas d’espèce, la marque la plus ancienne, enregistrée notamment pour des savons de Marseille et des savons de toilette, porte sur le signe suivant :
Son titulaire reprochait aux deux marques ci-dessous -qui visent aussi des cosmétiques, dont du savon- d’en être l’imitation illicite :
On voit tout de suite qu’il existe des éléments communs : le dessin, en traits pleins, d’un enfant portant un haut (au moins en partie) rayé et un couvre-chef, dans un cadre et accompagné d’une expression dont les premiers termes sont « le petit » (ou son équivalent « p’tit »), ainsi que des bandes parallèles, parfaitement horizontales dans le cas de la marque 3814237.
A l’inverse, comment ne pas voir que les enfants sont dessinés dans des styles et des postures différents, que les termes que qualifie « p(e)tit » sont les très peu ressemblants « marseillais » d’un coté et « Zef » de l’autre ? Dans le cas de la marque 3895568, le drapeau breton gondolé par le vent ne passe pas inaperçu et les plus observateurs auront aussi noté que Zef porte une vareuse.
Sur le risque de confusion entre les signes, la cour énumère leurs ressemblances et différences visuelles et phonétiques, pour finalement s’attarder sur l’aspect intellectuel de la perception des marques. Ce troisième volet de l’analyse comparative des signes est présenté comme déterminant, par une formulation qui a un peu de mal à énoncer clairement ce qui se conçoit plus ou moins bien :
Considérant que conceptuellement, un faible degré de similitude entre les signes pris dans leur ensemble peut être compensé par un degré de similitude élevé entre les produits ou les services désignés s’il peut exister un risque de confusion entre les signes ;
Pour cette comparaison conceptuelle, la cour procède à une analyse qui ne se cantonne pas aux signes eux-mêmes, mais elle s’aide du contexte qui entoure l’exploitation des marques litigieuses et note :
Que sur la page Facebook® vantant les produits commercialisés sous la marque ‘Le P’tit Zef’, il est expressément rappelé que ‘Ty Zef est une expression qui vient du Finistère et plus précisément de Brest pour désigner un p’tit gars de Brest. L’expression ‘Zef’ en Bretagne veut dire ‘Vent’, et puise son origine dans le mot zéphyr, un vent doux et agréable qui vient de l’Ouest. Ty veut dire maison en breton. Par extension nous traduisons Ty Zef par le ‘vent de chez nous » ;
Que de même le site Internet […] associe sans ambiguïté l’expression ‘Le P’tit Zef’ à une personne originaire de la ville de Brest (‘Le P’tit Zef c’est le marin Brestois qui embarque un matin pour découvrir le monde’) ;
Que l’article précité du journal en ligne Ouest France du 17 octobre 2011 associe également l’expression ‘P’tit Zef’ à la ville de Brest (‘J’ai le cœur à Brest. Je suis né à Brest. Le p’tit Zef à fleur de peau’) ;
Du coup, la cour conclut en retenant que :
(…) les signes en cause présentent de fortes similitudes conceptuelles en renvoyant chacune à l’image d’un enfant originaire d’une ville portuaire française importante : Marseille pour la marque antérieure et Brest pour les marques secondes ;
Sentant sans doute que ce genre de formulation tutoie d’un peu trop près la protection du genre, la cour se raccroche immédiatement à la notion de déclinaison (« les marques secondes sont la déclinaison régionale pour la ville de Brest et la Bretagne de la marque antérieure renvoyant à la ville de Marseille et à la Provence« ).
On reste sur une justification un peu étrange par cette accent sur la perception conceptuelle et il aurait été, à mon avis, plus approprié de souligner le cumul de points de ressemblances, d’examiner le degré de notoriété de la marque antérieure (facteur influant sur le risque de confusion) et de conclure par une appréciation globale. Le raisonnement de la cour prête en effet directement le flanc à la conclusion de l’arrêt Sabel / Puma. La CJUE y disait pour droit que : « la simple association entre deux marques que pourrait faire le public par le biais de la concordance de leur contenu sémantique ne suffit pas en elle-même pour conclure à l’existence d’un risque de confusion« .
~-~-~
Par ailleurs, le Petit Zef essayait de se défendre en accusant la marque antérieure d’être trompeuse au motif qu’elle se ferait passer pour du savon de Marseille sans en être. La cour note que la marque « Petit Marseillais » est effectivement évocatrice du savon de Marseille et qu’elle est enregistrée pour du savon de Marseille. La solution dépend donc de ce que signifie être -ou ne pas être- du savon de Marseille. Et on tombe alors sur un écueil d’un autre genre. L’arrêt note que :
selon la page Internet de l’encyclopédie en ligne Wikipédia versée aux débats, le terme ‘savon de Marseille’ n’est pas une appellation d’origine contrôlée mais correspond simplement à une méthode de fabrication approuvée depuis mars 2003 par la DGCCRF, issue d’un code validé par l’Association française des industries de la détergence, de l’entretien et des produits d’hygiène industrielle, de telle sorte qu’une grande quantité de savons d’origines diverses (Chine, Turquie) peuvent prétendre bénéficier de l’appellation Savon de Marseille, la base savon provenant essentiellement d’Asie du sud-est ; qu’en France même, la région de Nantes est un site majeur de production de savon de Marseille ;
Considérant en conséquence que la dénomination ‘Le Petit Marseillais’ reprise par les trois marques en cause ne peut, aux yeux du grand public concerné, désigner la provenance géographique des produits visés par ces marques, compte tenu de la connaissance qu’a ce public de la nature de ces produits ;
Qu’on ne peut ainsi retenir l’existence d’aucune tromperie effective ou d’aucun risque suffisamment grave de tromperie du consommateur (…)
Pour conclure en continuant sur la digression : sans lien avec cette affaire, mais face à l’état de fait ainsi résumé, ont été envisagées deux tentatives concurrentes pour encadrer l’usage de l’expression « savon de Marseille » par le biais d’une Indication Géographique Protégée sur des Produits Industriels et Artisanaux (ou IGPIA, système dont les modalités de protection sont devenues accessibles avec la publication du décret du 3 juin 2015).
Ce sont en effet deux demandes d’IGPIA portant sur l’expression « savon de Marseille » qui ont été présentées à l’INPI :
- le 16/06/2015 par l’Association des fabricants de savon de Marseille (qui regroupe Laboratoire M&L (L’Occitane), Savonnerie marseillaise de la Licorne, ENSA, Tomelea, Proredis, La Savonnerie de Nyons, Savonnerie de Haute-Provence, Savonnerie des Petites Séries, Le Chatelard SARL, SA Laboratoires BEA, La Savonnerie des Alpilles, Sandralex)
- le 22/12/2015 par l’Union des professionnels du Savon de Marseille (qui regroupe La savonnerie Fer à Cheval, La savonnerie Marius Fabre, La savonnerie du Midi, La savonnerie Le Sérail)
Il semble que l’Union et l’Association aient du mal à accorder leurs violons et se soient tiré dans les pattes par pétition et action en référé pour diffamation (ou injure) interposées (voir l’article de La Marseillaise du 22 avril 2016).
CILAG GMBH INTERNATIONAL, SASU JOHNSON & JOHNSON SANTE BEAUTE FRANCE – J.J.S.B.F. / SAS OCÉAN TERRE BIOTECHNOLOGIE (OTB), P.L. et al.
(n°068/2016, 27 pages), RG 14/21043
Merci à Me Favrel pour avoir attiré mon attention sur cet arrêt.
Bonjour Frédéric, avez vous le lien vers l’arrêt de la CA de Paris ?
L’arrêt est disponible sur certaines bases de données de jurisprudence et notamment celle de l’INPI (en accès libre mais qui ne permet pas, à ma connaissance, de faire des liens directs et permanents vers les résultats). Le document y est référencé sous le numéro M20160171 .
L’arrêt est également publié au PIBD:
PIBD N° 1050, III page 404
Bonjour Frédéric, merci pour cet article et les références vers le texte de la décision, très intéressant !