Alors que s’est éteinte Sonya Rykiel, revenons sur une décision qui concerne ses créations et qui brouille les frontières entre certaines notions juridiques.
Un arrêt parisien (un peu ancien mais inédit) montre ainsi à quel point les tribunaux peuvent être prêts à pousser la notion de concurrence déloyale, en la rapprochant énormément de la protection accordée aux marques enregistrées.
Ceci est a priori troublant dans notre pays où -en principe et depuis 1964- les droits sur les marques ne naissent pas de l’usage mais de l’enregistrement (avec l’exception constituée par les marques notoirement connues au sens de l’article 6bis de la CUP). Cependant, il faut garder à l’esprit que la notion de concurrence déloyale, qui est une création (créature ?) prétorienne basée sur la responsabilité civile, conduit à condamner des fautes, y compris celles consistant en la recherche d’un risque de confusion. Mais le cas rapporté va bien plus loin.
Pour schématiser la problématique juridique du cas d’espèce, on peut la résumer à la question de savoir si une entreprise (la société Sonia Rykiel Créations et Diffusion de Modèles, ci-après : Sonia Rykiel) peut bénéficier d’un monopole sur des motifs à rayures, sans disposer de l’enregistrement de marques -ni de dessin ou modèle et sans invoquer des droits d’auteur-. La société Sonia Rykiel invoquait ses motifs de rayures dites « multico » contre la société KLS, qui exploite l’enseigne Little Marcel.
Dans l’arrêt rapporté, si l’on s’en tient à l’essentiel, deux axes traduisent la dérive de la concurrence déloyale vers une forme de protection des marques non enregistrées.
1) un glissement explicite du vocabulaire
Comme la concurrence déloyale est une forme de mise en œuvre du principe de la responsabilité civile, on pourrait s’attendre à ce que la cour examine si on est bien en présence des fondamentaux de l’article 1382 du Code civil (une faute, un préjudice et un lien de causalité entre ceux-ci). Mais cela fait longtemps qu’en matière de concurrence déloyale on s’est détaché de la rigueur de ce découpage.
Ici, on en est tellement éloigné que la partie de l’arrêt relative à la concurrence déloyale « par risque de confusion » est entièrement infusée d’expressions reprises non seulement du vocabulaire du marketing mais surtout de jargon juridique propre au droit des marques. Pour saisir l’ampleur du phénomène, ces expressions sont mises en évidence dans les extraits suivant de la motivation de l’arrêt et un encadré revient sur leur origine.
Sur la concurrence déloyale par risque de confusion
Considérant que SONIA RYKIEL commercialise de façon constante, depuis 1963, des vêtements ornés de rayures horizontales de couleurs – vives – différentes, de même largeur, en alternance avec des rayures noires, sous forme de séquences régulières ; que SONIA RYKIEL utilise ces rayures, dites ‘rayures multico’, non seulement dans ses collections de vêtements, mais aussi sur une gamme d’accessoires et d’articles de maison, ainsi que dans le cadre d’événements qu’elle organise ou auxquels elle est associée ; que la déclinaison originale et très caractéristique de couleurs utilisée par SONIA RYKIEL est aisément identifiable et mémorisable [1] par le consommateur ; que l’ancienneté et l’utilisation ininterrompue et très large – sans qu’elle soit pour autant systématique – de ces rayures témoignent de la volonté de SONIA RYKIEL d’en faire un symbole emblématique de ses produits [2] ; que les rayures multico présentent ainsi un caractère propre et distinctif [3] qui identifie les produits SONIA RYKIEL aux yeux de la clientèle [4] et constituent un élément majeur de l’identité visuelle [5] de cette marque, le fait que les créations SONIA RYKIEL comportent d’autres éléments caractéristiques n’enlevant rien à la fonction d’identification [6] des rayures litigieuses ;
Considérant qu’il est par ailleurs constant que KLS, en situation de concurrence avec SONIA RYKIEL, utilise, pour une part importante de ses produits, notamment pour sa gamme ‘Little Marcel’, des rayures formées de bandes horizontales de couleurs vives, alternant avec une bande noire, et déclinées sous forme de séquences régulières, soit un visuel très similaire à celui de SONIA RYKIEL ; que, bien plus, les ressemblances portent sur les déclinaisons de couleurs elles-mêmes, ainsi que, comme l’indique SONIA RYKIEL sans être contredite par KLS, cela résulte notamment :
– de la succession de bandes horizontales de six couleurs (bleu, vert, rosé, rouge, jaune foncé, jaune clair), placées dans un ordre spécifique et alternant avec une bande noire, sur le modèle de tee shirt ‘Charlotte MC 122″ proposé par KLS en 2010, agencement semblable à celui mis en œuvre par SONIA RYKIEL pour sa collection printemps – été 2005 comprenant des rayures en bandes horizontales des six couleurs vives – bleu, vert, jaune foncé, jaune pâle, rouge, rosé – alternant avec une bande noire ;
– du tee shirt ‘Charlotte MC 120’ de KLS (2010), assorti de rayures de sept couleurs différentes (bleu, rouge, prune, orange, vert, jaune, marron) en alternance avec une bande noire, alors que, pour sa collection enfant automne – hiver 2007, SONIA RYKIEL avait proposé, selon certes une séquence légèrement différente, des modèles (bonnets, collants, pull) ornés de rayures alternant ces sept mêmes couleurs ;
– du pull ‘Little Marcel’ 2011 qui reproduit la même succession de trois rayures jaunes entrecoupées de rayures noires proposée par SONIA RYKIEL sur une robe de sa collection de 2006 ;
Considérant que les fortes similitudes des rayures utilisées par KLS – d’ailleurs reconnues par celle-ci lorsqu’elle évoque un ‘look rykielien’ (procès verbal de constat d’huissier du 3 novembre 2009 – pièce n° 29 communiquée par SONIA RYKIEL) – sont de nature à induire en erreur la clientèle sur l’origine des produits [7] concernés, sans que la différence de marque n’exclut le risque de confusion [8] ou de croyance en une association [9] des deux entreprises à la commercialisation des produits en cause ;
que ce risque est d’ailleurs accru par la mention, sur certains produits diffusés par KLS, de la marque ‘Little Marcel’ selon une écriture manuelle de même style celle utilisée par SONIA RYKIEL sur ses propres produits ; que c’est, dans ces circonstances, à raison que les premiers juges ont retenu que la confusion ainsi créée caractérise des faits de concurrence déloyale ; que les jugements entrepris seront confirmés sur ce point ;
(…)
Sur la réparation du préjudice
Considérant que SONIA RYKIEL réclame la réparation de son préjudice au titre d’une part du gain manqué calculé au regard des redevances qu’elle aurait dû percevoir [10] de KLS, d’autre part de la perte subie constituée par la dévalorisation et la banalisation de son image de marque [11];
Considérant, sur le gain manqué, que SONIA RYKIEL ne saurait se prévaloir d’une convention de licence [12] ‘qui aurait pu être conclue avec KLS’ ; qu’aucune convention n’a en effet été ni signée, ni même envisagée ; que SONIA RYKIEL ne démontre pas l’existence d’une probabilité de l’autorisation invoquée, alors qu’elle souligne les risques qu’il y a à consentir ‘permissivement et massivement des licences pour écouler et diversifier ses produits’ et qu’elle dénonce comme dévalorisante l’utilisation des multico par KLS ; qu’elle sera déboutée de sa demande de ce chef ;
Clairement, les expressions mises en évidence dans ces deux extraits relèvent du langage vernaculaire lié aux marques :
[1] « mémorisable« : dans l’arrêt « real people, real solutions » (TPI, 5 décembre 2002, affaire T-130/01), si on pousse a contrario les paragraphes 28 et 29, on peut comprendre que le fait que le public cherche à mémoriser un syntagme est un indice que celui-ci est susceptible de constituer une marque. Ceci est bien plus clairement exprimé dans l’arrêt « Vorsprung durch Technik » (CJUE, 21 janvier 2010, Affaire C-398/08 P) aux paragraphes 39, 47, 58 et 59.
[2] « symbole emblématique« : l’expression relève plus du domaine du marketing que du jargon juridique et fait référence à l’essence d’un signe distinctif.
[3] « caractère distinctif« : une condition fondamentale de validité intrinsèque pour les marques. L’article L.711-2 dispose que les signes dépourvus de caractère distinctif ne sauraient constituer des marques valables.
[4] « identifie les produits (de la société Sonia Rykiel) aux yeux de la clientèle« : la fonction d’identification d’origine est la fonction essentielle d’une marque. Elle a été dégagée par la jurisprudence communautaire, notamment au travers des arrêts fondamentaux :
- CJCE, 22 juin 1976, aff. 119-75, « Terrapin / Terranova », point 6
- CJCE, 23 mai 1978, aff. 102/77, « Hoffmann-La Roche », point 7
- CJCE, 12 novembre 2002, aff. C-206/01, « Arsenal Football Club », point 48.
[5] « identité visuelle » : en marketing, cette notion couvre ce qui fait la signalétique d’une entreprise, comportant à la fois les signes distinctifs (les marques, dont les logotypes) et la charte graphique (voir par exemple la définition de E-marketing).
[6] « fonction d’identification » : cf. #4
[7] « induire en erreur la clientèle sur l’origine des produits » : c’est l’atteinte à la fonction essentiel (cf. #4) par l’existence d’un risque de confusion (cf. #8).
[8] « risque de confusion » : ce risque est le critère posé par les Directives sur les marques (à l’article 5.1.b de celle de 1988 et à l’article 10.2.b de celle de 2015) pour évaluer s’il est porté atteinte à une marque.
[9] « risque de (…) croyance en une association » : la notion de risque d’association comme composante du risque de confusion est énoncée dans les articles visés au #8 des Directives successives sur les marques.
[10] « gain manqué calculé au regard des redevances qu’elle aurait dû percevoir » : on reconnait ici une possibilité d’évaluation du montant des dommages & intérêts ayant vocation à réparer le préjudice induit par la contrefaçon de marque, introduite en octobre 2007 dans l’alinéa second de l’article L.716-14 du CPI.
[11] « la dévalorisation et la banalisation de son image de marque« : on reconnait là un cas de figure qui entre habituellement dans « le préjudice moral causé au titulaire des droits » de l’alinéa premier de l’article L.716-14 du CPI.
[12] « une convention de licence » : c’est pour servir de base à de tels contrats que l’on réserve des droits de propriété industrielle… Les Directives de 1988 et 2015 sur les marques évoquent la concession de licences respectivement en leurs articles 8 et 25.
Il ressort donc que les juges se comportent comme si ils étaient en présence de marques et confèrent une protection à des marques non enregistrées. Mais est-ce que les rayures en question pouvaient être enregistrées en tant que marques ? Un procédé employé par Little Marcel permettait pourtant d’en douter.
2) la consécration de signes qui ne pourraient a priori constituer des marques
Un élément de la stratégie de défense de Little Marcel consistait à soutenir que les motifs rayés en question ne pouvaient pas faire l’objet d’un monopole juridique, puisque sa tentative en ce sens auprès de l’INPI avait échoué. Mieux que cela, les tentatives ultérieures de Sonia Rykiel n’avaient pas non plus abouti.
Plusieurs demandes de marques portant sur des motifs de rayures ont en effet été déposées -après que le différent ait éclaté- en janvier 2011 par Little Marcel (ou plus exactement la société du groupe dans laquelle sont placées les marques). Ces demandes de marques ont été rejetées par l’Institut (cf. capture d’écran ci-après).
Puis, en août 2011, c’est la société Sonia Rykiel qui a déposé des marques portant sur divers motifs de rayures à l’EUIPO (cf. l’autre capture d’écran ci-après). Là non plus, ces demandes n’ont pas abouti, sans que l’on puisse réellement en connaitre la cause et surtout, sans que la déposante n’insiste beaucoup auprès de l’Office (ces demandes sont restées inconnues des Chambres de recours de l’EUIPO).
Même si l’on doit rester prudent, faute de connaitre les raisons précises pour lesquelles ces demandes de marques n’ont pas été enregistrées, il y a là quelque chose qui ne peut qu’étonner, eu égard au contexte posé par le litige.
En effet, l’arrêt rapporté aboutit à ce que par le biais de la concurrence déloyale, les signes en cause bénéficient d’une régime de protection qui est n’est ni plus ni moins qu’un ersatz de celui relatif aux marques enregistrées (fixé par le Livre VI du Code de la Propriété Intellectuelle et le Règlement sur les Marques de l’Union Européenne), sans que les conditions de validité posées par ces textes, dont la vérification intervient au cours d’une procédure d’examen préalable, ne soient remplies.
On pourrait arguer en sens contraire en revenant sur deux points. Premièrement, la Cour estime que les « rayures multico » de Sonia Rykiel doivent être protégées car elles sont « distinctives« . Les juges n’ont pourtant procédé à aucune analyse à ce sujet, contrairement aux Offices : les demandes de marques ont, quant à elles, été examinées et rejetées (tout du moins, si le doute existe sur le déroulement complet de la procédure d’examen des marques de l’Union Européenne, le rejet effectif des demandes de marques françaises par l’INPI n’est pas contesté).
Deuxièmement, on pourrait envisager l’acquisition du caractère distinctif par l’usage. L’arrêt consacre en effet les rayures de Sonia Rykiel car la « déclinaison originale et très caractéristique de couleurs » des motifs de rayures serait exploitée « de façon constante, depuis 1963« . Mais si l’on va sur ce terrain, l’acquisition du caractère distinctif est un élément que le déposant aurait tout aussi bien pu faire valoir auprès de l’Office où il a demandé l’enregistrement de sa marque, ce qui n’a de toute évidence pas été fait. Il est vrai que la preuve de l’acquisition du caractère distinctif doit être apportée pour l’ensemble du territoire de l’Union Européenne lorsqu’il s’agit comme ici de signes figuratifs (TUE 25/09/2014, aff. T-474/12, point 58), ce qui n’est pas une mince affaire. Il est donc plus aisé d’invoquer la concurrence déloyale ; parfois ça peut marcher.
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En guise de conclusion, ma désapprobation de ces dérives rejoint les avertissements donnés par Gilles Ringeisen au terme de son commentaire de l’arrêt rendu par la chambre commerciale de la Cour de cassation le 9 juin 2015 à propos de slogans.
Deuxième point important à retenir : la concurrence déloyale, même poussée aussi loin que dans cet arrêt, n’est pas un parfait ersatz du régime juridique qui protège les droits de propriété industrielle : l’arrêt refuse de faire droit aux « demandes tendant à interdire de fabriquer, faire fabriquer, promouvoir et diffuser les modèles incriminés et ordonner la confiscation et la destruction« . Il s’agit du type de sanction ordinairement accordée en tout premier lieu lorsque la contrefaçon d’une marque ou d’un modèle est reconnue.
COUR D’APPEL DE PARIS, Pôle 5 – Chambre 5, 30 OCTOBRE 2014,
RG 11/20641 (absorbant 12/12453)
SARL K.L.S. ./. SA SONIA RYKIEL CRÉATION ET DIFFUSION DE MODÈLES
(arrêt disponible sur Lexis-Nexis)
En complément : compte rendu d’un colloque où la responsable juridique de la société Sonia Rykiel évoquait cette affaire, dévoilant un de ses aspects lié à la capilliculture.