Les plus anciens se souviennent probablement du fait que l’agence d’intérim Manpower employait, jusqu’en 2006, l’Homme de Vitruve de Léonard de Vinci en tant que logo.
Sa célèbre Joconde a également eu l’heure de plaire au point que certains voulurent en faire leur marque.
Exemples de marques reprenant le portrait de Mona Lisa
Une clinique de chirurgie esthétique helvète avait déposé cette marque internationale, qui représente le portrait de Lisa Gherardini selon un mode « avant/après », laissant supposer que la beauté du modèle n’était pas encore parfaite :
Parmi les vielles marques françaises, on peut retrouver diverses représentations de la Joconde. Ces marques, déposées entre 1937 et 1960, avaient vocation à identifier des cartons, des bas de soie, des liqueurs, des parfums ou des épingles à cheveux.
Plus récemment, ont été enregistrées en France les marques n°3543789 et n°3981897, pour de la papeterie et des boissons.
Dans divers pays, des portraits de la Joconde ont aussi été enregistrés en tant que marque. On peut trouver des exemples en République tchèque (telle la marque ci-dessous à gauche, au nom de KOH-I-NOOR HARDTMUTH a.s.), mais surtout en Chine (où parmi un très grand nombre de ce genre de marques, on peut trouver celle ci-dessous à droite, au nom de Mona Lisa Group, ou plus exactement 蒙娜丽莎集团股份有限).
Tout ceci est bien beau, mais une question importante pèse sur de tels titres, au moins dans certaines juridictions.
Quid de la validité de marques reprenant des chefs d’œuvre du domaine public ?
Le principe général est que le droit des marques est un droit d’occupation. Une œuvre tombée dans le domaine public devient disponible, tout comme le deviennent un dessin ou modèle dont l’enregistrement a expiré ou une marque qui n’a pas été renouvelée. Autrement dit : une marque peut porter sur un signe qui a été protégé (notamment par le droit d’auteur) mais ne l’est plus.
Quel principe n’a pas ses exceptions ? La question qui se pose ici consiste en substance à savoir si certaines œuvres particulières (et c’est pour cela que j’emploie le terme de chef d’œuvre, mais ce n’est pas un concept juridique) ne vont pas, malgré tout, poser problème.
Dans le cas de la Joconde, le visuel continue encore à séduire des déposants de marques. Or, il n’est pas sûr qu’un tableau aussi célèbre puisse être perçu par le public d’une façon qui lui permette de remplir la fonction d’une marque. En cela, Mona Lisa et Che Guevara, même combat !
Ainsi la Division d’Examen de l’EUIPO a eu l’occasion, en février 2023, de se prononcer sur la validité de la partie européenne de la marque internationale n°1694418, constituée uniquement par une représentation du célèbre tableau et visant des produits de la classe 11 (tels par exemple des bains turcs, bidets ou encore des sièges de toilettes).
Le refus de protection de la partie européenne de cette marque a été motivé ainsi :
The sign is an oil painting that presents a woman in half-body portrait, which has as a backdrop a distant landscape. It was painted sometime between 1503 and 1519 by Leonardo da Vinci. It is called Mona Lisa or in French La Joconde and is probably the world’s most famous painting which belongs to the (worldwide) cultural heritage and as such is engraved in the collective memory of the inhabitants, so that the average consumer of the European Union territories will also recognise it as such.
In relation to the goods, it is likely that the relevant consumer, upon viewing the sign on baths, toilets and associated sanitary installations, would not perceived the sign as a trade mark but merely as a decorative embellishment on the goods.
Therefore, the sign in question fails to act as a badge of origin, linking the goods to a single undertaking and is devoid of any distinctive character within the meaning of Article 7(1)(b) EUTMR in the whole European Union territories.
EUIPO, décision du 13/02/2023
Donc une telle marque n’est pas protégeable dans l’Union Européenne. Est-ce toujours aussi simple ?
Certainement pas, puisque certaines œuvres particulièrement célèbres et emblématiques sont utilisées dans la communication commerciale (ce qui ne va pas toujours sans difficultés) et sont parfois l’objet de marques enregistrées.
Concernant la liberté d’usage, un point particulier a trait au droit d’auteur et à la législation italienne. Ainsi, on peut noter que si la Création d’Adam de Michel-Ange qui orne le plafond de la Chapelle Sixtine semble sereinement exploitée par les cafés San Marco, l’utilisation commerciale de l’image de chefs d’œuvres italien, tombés depuis longtemps dans le domaine public, peut se heurter aux dispositions de l’article 106 du Codice dei beni culturali e del paesaggio italien.
L’apposition de la Naissance de Venus de Botticelli sur des vêtements, celle de l’Homme de Vitruve sur des puzzles ou encore une reproduction lenticulaire d’une photo du David de Michel-Ange en couverture d’un magazine en ont fait les frais…
Cette législation soulève un autre problème : celui de la recréation de pseudo droits de propriété intellectuelle sur des œuvres tombées dans le domaine public.
Et pour ce qui concerne le passage à l’enregistrement de marques reprenant des œuvres emblématiques, on trouve par exemple la Venus de Botticelli parmi les marques de l’Union Européenne, enregistrée en classe 33 (TMUE n°018800705). L’Office allemand (DPMA) a enregistré sous le numéro 30710966 une marque qui associe deux portraits : celui de David et celui Venus. Et dans cette liste arbitraire d’exemples de chefs d’œuvres, ajoutons une sculpture : parmi les marques chinoises, l’enregistrement n°8599212 qui vise des produits alimentaires en classe 30 porte sur une photo du Manneken-Pis, « emblème de l’esprit frondeur et zwanzeur de la Ville de Bruxelles« . Il faut aller à Austin, Texas, pour trouver une société domiciliée au 200 Michael Angelo Way, titulaire de marques américaines représentant isolément chacun des deux personnages à l’index tendu peints en 1511.
Autre chef d’œuvre, la Laitière de Johannes Vermeer est apposée sur les laitages de Nestlé. Ce tableau, qui a été associé aux laitages depuis le début des années 1970, est l’objet d’un enregistrement de marque de l’Union Européenne. Gardien de l’original, le Rijksmuseum ne semble pas s’en être ému.
Le dépôt en tant que marques d’œuvres majeures mais tombées dans le domaine public, peut se heurter à d’autres fondements juridiques et en particulier à la notion d’ordre public.
L’Office japonais des marques, dans ses Directives, énumère plusieurs critères pour évaluer si une œuvre d’art présente une valeur culturelle telle qu’une marque ne pourrait la reproduire sans porter atteinte à l’ordre public (cité par Masaki Mikami).
Dans le même ordre d’idées, en 2017, la cour de l’Association Européenne de Libre-Echange (AELE) a rendu un arrêt qui a considéré que l’ordre public et les bonnes mœurs pouvaient justifier le refus de protection d’une œuvre en tant que marque (affaire E-5/16 Municipalité d’Oslo). La ville d’Oslo avait déposé des marques portant sur des signes correspondant à des œuvres de l’un des plus éminents sculpteurs norvégiens, Gustav Vigeland. Après un refus d’enregistrement de l’Office norvégien, la cour d’appel a interrogé la Cour de justice de l’Association Européenne de Libre-Echange sur l’effet de des dispositions relatives à l’ordre public et aux bonnes mœurs prévues par la Directive 2008/95 (NB : la Cour de justice de l’AELE est un équivalent de la CJUE pour l’AELE).
L’arrêt énonce notamment que :
(…)
2) l’opportunité de refuser, sur le fondement des bonnes mœurs au sens de l’article 3, paragraphe 1, point f), de la directive 2008/95/CE, l’enregistrement en tant que marque des signes constitués d’œuvres d’art dépend en particulier du statut ou de la perception dont jouissent les œuvres en question dans l’État de l’EEE concerné. Le risque de dénaturation ou de profanation de l’œuvre peut être pertinent à cet égard;
3) un signe ne peut être refusé à l’enregistrement sur le fondement de l’exception d’ordre public prévue à l’article 3, paragraphe 1, point f), de la directive 2008/95/CE que dans le cas où il est exclusivement constitué d’une œuvre relevant du domaine public et que son enregistrement ferait peser une menace véritable et suffisamment grave sur un des intérêts fondamentaux de la société;
(…)
ARRÊT DE LA COUR du 6 avril 2017 dans l’affaire E-5/16 Municipalité d’Oslo (2017/C 224/09)
Sur cette affaire, un article en anglais publié dans la revue de l’association allemande GRUR présente une analyse approfondie : Martin Senftleben, No Trademark Protection for Artworks in the Public Domain – A Practical Guide to the Application of Public Order and Morality as Grounds for Refusal, GRUR International, Volume 71, Issue 1, January 2022, Pages 3–17, https://doi.org/10.1093/grurint/ikab107.
Très intéressant et complet