Alors qu’un peu d’eau a coulé sous les ponts depuis que la CJUE a répondu aux questions préjudicielles qui lui étaient posées dans les affaires sur les liens publicitaires, je propose aujourd’hui de voir la lecture qu’ont les tribunaux français de cette jurisprudence communautaire, au travers de trois décisions des juges du fond.
L’interprétation par la CJUE des directives et règlement communautaires sur le commerce électronique et sur les marques a permis de trancher certaines des incertitudes d’une jurisprudence hésitante. Il faut bien le dire, l’interprétation de la cour européenne a désavoué en grande partie les tribunaux français souvent favorables aux titulaires de marques et pas toujours favorables à Google.
Mais (et c’est là tout le charme des arrêts de la CJUE), les réponses données soulèvent aussi de nouvelles questions. Les juges du fond se doivent à présent d’examiner les faits à la lumière des critères formulés par la cour européenne :
- Est-ce que l’annonce publicitaire (affichée grâce à la réservation d’un mot clé correspondant a une marque qui n’appartient pas à l’annonceur) ne permet pas ou permet seulement difficilement à l’internaute moyen de savoir si les produits ou les services visés par l’annonce proviennent du titulaire de la marque ou d’une entreprise économiquement liée à celui-ci ou, au contraire, d’un tiers ? Le cas échéant l’annonceur pourra être déclaré contrefacteur.
- Le prestataire d’un service de référencement sur Internet lorsque ce prestataire a t-il joué un rôle actif de nature à lui confier une connaissance ou un contrôle des données stockées ? Le cas échéant, ce prestataire ne pourra pas bénéficier du régime de responsabilité allégé des hébergeurs.
Sur le premier point, deux arrêts rendus par la même formation méritent d’être confrontés pour tenter d’en déduire concrètement ce qui, dans une annonce, conduit à trancher dans un sens ou dans l’autre.
Sur le deuxième point, un jugement de la 17ème chambre du TGI de Paris jette un pavé dans la mare.
1) clarté des annonces sur la provenance des produits ou services
Les deux arrêts évoqués ont été rendus par la première chambre du Pôle 5 de la Cour d’appel de Paris.
- 15 septembre 2010, affaire Suza International France c/ Professional Computer Associés France et Google France (PIBD 932 III 58) :
La société Professional Computer Associés France (titulaire d’une marque HEDEN) reprochait à sa concurrente, la société SUZA (titulaire d’une marque ADVANCE), la réservation du mot clé « heden ». La Cour retient qu’une recherche sur « le mot-clé ‘HEDEN’ déclenche, sous la rubrique liens commerciaux’, l’affichage, à côté de l’annonce publicitaire dédiée aux produits ‘ADVANCE’, du message suivant :
HEDEN
passez à la loupe tous les prix des produits HEDEN et économisez !
monsieurprix.com/Heden
A partir de cet élément la cour retient que « l’internaute normalement informé et raisonnablement attentif serait fondé à regarder les produits ‘ADVANCE’ et les produits ‘HEDEN’ comme provenant d’une même entreprise ou d’entreprises économiquement liées ».
L’annonceur est jugé contrefacteur.
Notez bien que cette première décision ne s’attarde à aucun moment sur le contenu des trois lignes de l’annonce.
- 2 février 2011, affaire Auto IES c/ Car Import, Directinfos.com, Pierre B., Google France, Google Inc et Google Ireland (Legalis.net)
La société Car import a réservé des mots clés identiques aux marques de son concurrent AutoIES pour déclencher l’affichage d’annonces publicitaires.
Dans cette deuxième affaire, la cour a retenu « que chacun des messages est suivi de l’indication (dont il convient de préciser qu’elle est en couleur) d’un nom de domaine, de telle manière que tout internaute comprend que ce nom de domaine ouvre l’accès au site internet sur lequel sont offerts à la vente les produits ou services promus par l’annonceur ; Que, ceci étant, rien ne suggère à l’internaute normalement informé et raisonnablement attentif effectuant une recherche au sujet des marques invoquées, l’existence d’un lien économique entre l’annonceur et le titulaire de ces marques ».
L’annonceur échappe cette fois au grief de contrefaçon.
A première vue, la différence entre les deux solutions s’explique par une différence factuelle : dans la première affaire, la marque litigieuse est présente dans l’URL affichée en fin d’annonce, ce qui n’est pas le cas dans la seconde affaire. Mais la motivation de l’arrêt du 15 septembre 2010 reste un peu trop floue sur cet aspect et il est souhaitable que de futures décisions adoptent des approches analytiques plus explicites.
La solution dans cette deuxième affaire est troublante pour tout juriste qui a connu l’ère antérieure au 23 mars 2010. Elle est également troublante dans la façon dont la tournure négative employée par la CJUE dans son arrêt (est condamnable l’annonce qui « ne permet pas ou permet seulement difficilement à l’internaute moyen de savoir si les produits ou les services visés par l’annonce proviennent du titulaire de la marque ou d’une entreprise économiquement liée à celui-ci ou, au contraire, d’un tiers« ) est ici examinée à l’envers par une affirmation positive (« rien ne suggère l’existence d’un lien économique entre l’annonceur et le titulaire de ces marques« ), qui efface bien des nuances et aboutit à une appréciation du risque de confusion en rupture avec la pratique « traditionnelle ».
Mais, c’est au niveau communautaire que la jurisprudence va (et donc impose d’aller) dans un sens qui dépouille le titulaire d’une marque de ses prérogative, au profit de ses concurrents. En effet, l’arrêt de la CJUE dans l‘affaire Interflora c/ Marks & Spencer (C‑323/09), au paragraphe 58 (dans la partie sur « L’atteinte à la fonction de publicité« ), énonce carrément que « la publicité sur Internet à partir de mots clés correspondant à des marques (…) a, en règle générale, pour simple but de proposer aux internautes des alternatives par rapport aux produits ou aux services des titulaires desdites marques« . A ce stade, il serait naturel d’enchainer sur la publicité trompeuse & comparative et la directive y relative, mais l’objet de cet premier volet du billet était simplement de mettre en parallèle les deux arrêts.
2) rôle actif du prestataire de référencement
La troisième décision voit à nouveau Olivier Martinez s’en prendre à un prestataires du « web 2.0 » (voir l’affaire Fuzz).
Devant la 17ème chambre du TGI de Paris (jugement du 14 novembre 2011), il est question de droit à l’image et d’atteinte à la vie privée, et non d’atteinte à des droits de propriété intellectuelle, mais peu importe, ce qui nous intéresse c’est la façon dont le juge du fond, avec la grille de lecture de la CJUE, qualifie l’activité de Google au regard de ses services AdWords.
Ici, je me contenterai de mettre en évidence certains passages, en gardant l’essentiel de la motivation car il est important de noter à quel point les juges se réfèrent systématiquement à l’arrêt du 23 mars 2010. Si globalement la position prise par la 17ème chambre apparait exagérée (examinant les CGU, le tribunal évoque des possibilités et non des faits caractérisés), elle a le mérite de poser une question loin d’être anodine : un logiciel capable de contrôler de façon automatisée des contenus, peut-il être qualifié d’éditeur ?
Attendu à cet égard qu’il convient de relever que le service Adwords est présenté comme « le programme de publicité en ligne de Google », que ce service propose, moyennant rémunération, de faire apparaître un message publicitaire déterminé, dans un positionnement plus favorable que celui qui serait obtenu sans recourir à ce service, c’est-à-dire en principe sur la première page des résultats de la recherche lorsqu’un internaute inscrit comme objet de sa recherche, un des mots clés sélectionné comme pertinent ;
Attendu que la modification de l’ordre d’apparition des annonces caractérise déjà un rôle actif, qui ne saurait être assimilé à ce qui est décrit par le considérant 42 de la directive 2000/31, à savoir une activité qui « revêt un caractère purement technique, automatique et passif, qui implique que le prestataire de services de la société de l’information n’a pas la connaissance ni le contrôle des informations transmises ou stockées », que ce rôle est non négligeable compte tenu de l’importance pour un annonceur de figurer en page une des résultats plutôt qu’en page cent ;
Attendu de surcroît que la connaissance par le service Adwords des informations traitées, comme le rôle actif des sociétés Google dans le système Adwords, résultent des « conditions générales des services de publicité » produites par les sociétés Google (pièce n°3) ; que l’article 4.2 de ces conditions générales prévoit en effet que « dans le cadre du programme AdWords, Google peut exiger que le client lui indique ses messages publicitaires au moins 3 jours avant la date de début prévue », ce qui implique la connaissance par Google, avant le début de la diffusion du message publicitaire, de son contenu ; que l’article 4.3 stipule que « le positionnement des publicités [est] à la discrétion de Google », le terme de « discrétion » utilisé signifie que Google exerce, sur ce positionnement, un entier pouvoir ; que l’article 4.4 prévoit que « Google, peut, lors de la mise en ligne d’une campagne, adresser un courrier électronique au client l’informant qu’il dispose de 72 heures pour apporter d’éventuelles corrections ou modifications à ses mots clés », ce dont il se déduit que Google a connaissance du message publicitaire et a la possibilité de le contrôler ; que ce pouvoir de contrôle est d’ailleurs expressément prévu par l’article 4.5 de ces conditions générales qui prévoit la possibilité pour Google de « rejeter ou de retirer toutes publicités, messages publicitaires et/ou cible quelle qu’en soit la raison », stipulation qui établit l’existence du contrôle des messages que Google se réserve et donc de son rôle actif ; qu’en outre ces conditions générales prévoient dans leur article 4.6 que « Le client autorise Google à utiliser des programmes informatiques pour rechercher et analyser automatiquement les sites internet de l’annonceur afin d’évaluer la pertinence des publicités », ce qui là encore, démontre le rôle actif de Google dans cette activité d’annonceur puisqu’elle évalue la pertinence des publicités qu’elle publie ;
Attendu enfin que si la Cour de justice de l’Union Européenne a estimé, au point 116 de son arrêt, que la circonstance que Google « donne des renseignements d’ordre général à ses clients » ne saurait la priver des dérogations en matière de responsabilité prévues par la directive 2000/31, il en va différemment si, comme cela résulte de l’article 15 des « conditions générales » précitées, « les FAQs [cet acronyme désigne, selon la définition donnée par l’article 1 : la foire aux questions relative au programme (notamment, les FAQs relatives aux règles éditoriales…] et les consignes de rédaction font partie intégrante du présent contrat et y sont incorporées par référence », ce qui confère à ces « règles éditoriales » et à ces « consignes de rédaction » non pas la qualité de « renseignements d’ordre général » mais un caractère contractuel, et donc contraignant, qui démontre le rôle actif de Google dans la rédaction des annonces, puisque l’annonceur est dans l’obligation de respecter ces « règles éditoriales » et « consignes de rédaction » de Google ;
Attendu en conséquence, compte tenu de la connaissance avérée par le responsable du service Adwords, du contenu des messages et mots clés, comme de la maîtrise éditoriale qui lui est contractuellement réservée, qu’il convient d’exclure à son égard la qualification d’hébergeur et le bénéfice de dérogations de responsabilité qui lui est réservé ;
Je serai surpris de ne pas voir cette affaire se développer devant la cour d’appel.
Voir aussi l'interview de Cédric Manara à propos du jugement du 14/11/11 : http://www.pcinpact.com/news/67169-cedric-manara-…